Dans leur article présenté en 2010, deux célèbres économistes K. Rogoff et C. Reinhart publient un article dans la très prestigieuse American Economic Review une étude empirique montrant le lien qui unit l’endettement public et croissance économique. Ces auteurs démontrent une relation négative telle qu’un endettement public dépassant un seuil de 90% ralentirait fortement le potentiel de croissance d’une économie (développée ou en développement).
Déficits massifs en zone euro après la crise
Ces auteurs ont indiqué avoir commencé l’écriture de cet article en 2008 lorsque gouvernements américain et européens se lançaient dans d’importants plans de relance, accélérant fortement le rapprochement des économies occidentales vers ce seuil des 90%. On voit effectivement dans la figure 1 l’explosion du ratio dette/PIB pour beaucoup de pays de la zone euro. Le trafic des comptes publics grecs et la trajectoire presque incontrôlable de ses finances publiques ont alors entraîné l’Etat et toute la zone euro dans une crise toujours non résolue à ce jour.
La réponse de la commission européenne, appuyée par l’Allemagne, a été d’imposer dès 2010 une consolidation budgétaire drastique afin d’augmenter les perspectives de croissance de long terme de la zone euro. Cette consolidation était par ailleurs justifiée par le papier de Reinhart-Rogoff: en diminuant le poids de la dette dans le PIB impliquerait à long terme un rythme de croissance plus élevé.
L’erreur de calcul Excel et la sélection arbitraire des données
Le 15 Avril dernier, trois économistes d’Harvard publient alors un papier de travail intitulé «Une forte dette publique freine-t-elle substantiellement la croissance ?». Dans ce papier, ils y dénoncent deux grandes erreurs. D’une part, l’emploi du tableur Excel 2007, connu pour ses erreurs de calculs pour des régressions simples. Et d’autres part, elle concerne la sélection des pays étudiés dans la régression: ils omettent certains pays comme l’Australie, la Nouvelle Zélande et le Canada sur la période 1946-1950. Cette omission change considérablement le sens des résultats.
Dès que ces deux erreurs sont corrigées, les résultats de l’étude s’en trouvent profondément changés. Selon l’étude corrigée, un seuil de 90% de dette sur PIB ne signifie pas une croissance de -0,1% comme l’estimaient Reinhart-Rogoff, mais plutôt de 2,2%, ce qui serait peu différent des pays peu endettés.
L’austérité en zone euro est-elle toujours justifiée ?
La zone euro, très proche du ratio fatidique des 90% de dette/PIB, doit-elle alors poursuivre son programme de consolidation budgétaire ? D’après la nouvelle étude, la réponse est non, la priorité actuelle de la zone euro n’est pas de diminuer son ratio de dette publique sur PIB, mais plutôt de résorber le chômage et reprendre son sentier de croissance qui sont les deux gros problèmes de la zone monétaire actuellement.
L’empressement d’une réduction des déficits va d’ailleurs à l’encontre de la théorie économique standard. Celle-ci explique qu’en temps de ralentissement économique, l’Etat doit par ses dépenses relancer l’activité économique. Par ailleurs, jamais dans l’histoire économique n’avait été envisagé de diminuer autant les dépenses publiques dans les économies développées. La tendance depuis le début de XXe siècle était à une hausse des dépenses publiques (de 14% du PIB au début du XXe à plus de 50% à la fin du XXe), les économistes estimaient alors le multiplicateur keynésien de dépenses publiques autour de 0,6%. Ainsi, si l’on augmentait les dépenses publiques de 1%, on augmente le PIB de 0,6% à 3% selon les modèles macroéconométriques considérés (DSGE ou VAR).
En s’appuyant sur les travaux du multiplicateur keynésien et de Reinhart-Rogoff, il paraissait donc cohérent de réduire les déficits en diminuant les dépenses publiques compte tenu du risque si l’on dépassait les 90% du PIB. Cependant la nouvelle erreur des économistes a été de considérer que les valeurs du multiplicateur étaient les mêmes quand on augmentait les dépenses publiques, que quand on les diminuait. En réalité, les effets multiplicateurs/diviseurs d’une politique de contraction se sont montrés bien plus puissants, preuve de l’existence de non linéarités dans le multiplicateur/diviseur keynésien.
En outre si l’on regarde la figure 2, on se rend compte de la relation dans la zone euro entre 1999 et 2012 du ratio dette/PIB et croissance économique. On remarque en réalité la présence d’une relation plutôt négative qui traduit l’hétérogénéité de la zone euro. Les pays de gauche (du Nord), ayant en moyenne une croissance plus élevée que les pays du Sud. Peu endetté, le Luxembourg fausse particulièrement l’estimation. Les pays du Sud, comme la Grèce et l’Italie, permettent à la courbe d’être négative passé 120% d’endettement. Cependant dès que l’on se situe au delà de 100% de ratio dette/PIB, l’estimation ne devient plus du tout précise.
Enfin comme le note Paul Krugman, le sens de causalité de l’analyse peut-être inversée: ce n’est pas le niveau d’endettement qui cause la croissance, mais l’inverse. En temps de croissance élevée, les pays ont tendance à se désendetter, tandis qu’en temps de récession la dette grimpe tandis que le PIB baisse. Ce faisant on peut en conclure qu’il n’existe pas de lien parfaitement formel entre endettement et croissance (sinon on aurait une courbe qui serait nettement négative passé un certain seuil, ce qui n’est pas le cas).
Bibliographie
- Growth in a Time of Debt (2010), Reinhart, Carmen M and Rogoff, Kenneth S. National Bureau of Economic Research.
- Does High Public Debt Consistently Stifle Economic Growth? A Critique of Reinhart and Rogoff (2013), Thomas Herndon, Michael Ash and Robert Pollin. Political Economy Research Institute Working Paper.
- On the accuracy of statistical procedures in Microsoft Excel (2007), B.D. McCullougha , David A. Heiser, in Computational Statistics and Data Analysis.